Dans la nouvelle intitulée«Le Monde de Dieu», Naguib Mahfouz met en scène un vieil homme appelé «Am Ibrahim», employé comme farrache dans une administration. Am Ibrahim, chargé par le directeur administratif d’aller chercher les salaires au service de la comptabilité, ne revient pas. Tous les fonctionnaires présents s’épuisent en hypothèses vaines jusqu’à ce que la police soit alertée. La police se rend au domicile du vieil homme pour constater qu’il a disparu.
Où est Am Ibrahim? C’est là que Naguib Mahfouz fait intervenir dans son récit l’inattendu et la fantaisie, comme inventions de la vie, comme liberté sartrienne de choix et de libération, comme liberté inventive et inventée. Avec l’argent de la paye, Am Ibrahim est parti à Aboukir, au bord de la mer, en compagnie d’une jeune prostituée, Yasmina, qu’il avait approchée dans le café où elle vendait des billets de loterie.Yasmina, le croyant riche, a accepté de le suivre à Aboukir et d’être sa maîtresse. Elle se montre dure avec lui, l’insulte, exige qu’il lui passe tous ses caprices. Mais il est invariablement heureux. Rien ne l’affecte ni le déçoit, y compris la fin prévue de cette liaison, lorsqu’il aura dépensé tout son argent.
Am Ibrahim, pour la première fois de sa vie, est, non plus l’acteur contraint de ses actes, mais l’auteur libre de ceux-ci. Son bonheur a pour origine le libre choix qu’il vient de faire, pour la première fois de sa vie. En termes sartriens, on pourrait dire qu’il vient de réaliser dans son existence la liberté du pour-soi, l’arrachement à l’en-soi et à son déterminisme chosifiant.
Dans certaines nouvelles, cette liberté est tellement libre qu’elle peut paraître aberrante et irrationnelle. C’est le cas de la nouvelle intitulée «Sur les pas de la belle dame», publiée dans le recueil «Le Monde de Dieu». Dans cette nouvelle, Naguib Mahfouz décrit la longue marche d’un homme qui a décidé de suivre une belle passante et qui s’épuise à mettre ses pas dans les pas de «la belle dame», jusqu’à tomber ridiculement dans une fosse, dont seuls sa tête et son cou parviennent à émerger. Dans cette nouvelle, le narrateur est mû par une espèce de choix personnel absolu, indépendant des circonstances, des obstacles et des difficultés.
La liberté «sartrienne» du narrateur dans cette nouvelle de Mahfouz est d’une telle indétermination qu’elle permet une certaine forme d’excès et d’insignifiance, comme si c’était le luxe de la liberté de permettre l’avènement du n’importe quoi.
L’œuvre de Naguib Mahfouz donne une illustration particulièrement pertinente de la conception sartrienne de la liberté comme projet, invention et libre choix.