Un rayon de soleil, plus hardi que les autres, perce la masse des nuages, si fréquents dans ce coin de Bretagne, à nul autre comparable.
Le parvis de l'église paraît comme éclairé par cette lumière. En ce jour de marché, les badauds se pressent, nombreux, pour apercevoir l'étrange couple qui vient de s'unir pour la vie.
Insolite, il l'est déjà par leur différence physique : lui, Jean-Marie, grand gaillard, brun, solidement planté sur ses jambes. Une carrure imposante, il offre une image de sécurité qui contraste avec l'apparente fragilité de sa compagne Léopoldine, si petite, si menue, presque gracile. Son visage d'ange, pas encore sorti de l'enfance, est encadré de magnifiques cheveux blonds, dorés, qui tombent en cascade sur ses épaules. La longue robe blanche la fait plus ressembler à une communiante qu'à une mariée. A un détail près, toutefois, ses yeux vert émeraude, de la couleur exacte de la mer toute proche, qui baigne cette cité malouine dont elle est issue.
Dans ce regard-là, on peut voir briller une flamme qui laisse deviner la femme qui est en train d'éclore. Léopoldine est belle et elle le lit dans les yeux de celui qui vient de faire d'elle sa femme, pour le meilleur et pour le pire.
Chaque matin, la famille se réunissait autour du petit déjeuner : cacao pour les petits, pots de thé odorant pour les parents, et des tartines de beurre salé que Jean-Marie dégustait en parcourant les journaux du matin : "L'Ouest Éclair" et "Le Télégramme de Brest". Bien que non militant, il s'intéressait de très près à la politique, et ce matin-là, les nouvelles qu'il lisait creusaient un pli soucieux sur son front. Sa femme s'en étonna :
Que se passe-t-il ? Tu as l'air inquiet!
Tu as raison, je n'aime pas la tournure que prend la situation dans les Balkans, le conflit entre l'Autriche et la Serbie s'aggrave, tout cela ne me dit rien de bon !
Tu ne crois quand même pas que nous ayons à redouter la guerre ?
J'espère que non, mais le Kaiser a longuement parlé de l'attitude du gouvernement, qu'il considère agressif du fait même que le service militaire soit passé à trois ans.
En ce mois de juin 1914, Léopoldine, saisie d'effroi et mue par je ne sais quel pressentiment, se mit à trembler, pour la première fois, pour son bonheur.
Un matin en apparence tranquille, un bruit de bottes dans la cour alerta les trois femmes. Soizic courut se réfugier sur les genoux de sa mère; Léopoldine, aussi calmement qu'elle le put, se saisit du fusil au-dessus de la cheminée. La porte, poussée violemment, livra passage à un soldat allemand, mitraillette au poing. Les deux armes se faisaient face, le soldat s'exprimait dans un français approximatif.
Réquisition ! Vous donnez pommes de terre, beurre, œufs, tout !
Léopoldine sans trembler, braquait son arme sur l'ennemi ; le regardant droit dans les yeux, elle répondit :
Vous n'aurez rien, vous m'entendez, ou alors il faudra me tuer; vous m'avez déjà tout pris, mon mari, mon fils, mes biens.. sortez, sortez de cette maison ou je vous tue.
L'Allemand ne comprit sans doute pas tous les mots qu'il entendit, mais la souffrance, le désespoir, la colère n'ont pas besoin de mots pour s'exprimer.
Ces sentiments se suffisent à eux seuls, ils sont les mêmes dans tous les pays..
A la grande surprise des trois femmes, le soldat s'inclina devant Léopoldine et sortit.
Il ne revint jamais, ni lui, ni un autre ...