Bien que 26 ans séparent le voyage de Gautier de celui de Nerval, nous avons successivement vu une image différente de l'Egypte. Nerval nous a présenté Le Caire en 1843 sous le règne de Mohammed Ali, distingué par la réforme de son système politique; Flaubert a mis l'accent sur Le Caire en 1849, sous le règne d'Abbas qui était hostile aux étrangers. Enfin Gautier a abordé cette ville en 1869, régie par Ismaïl qui y a introduit des innovations techniques.
Dans cette ville, les trois écrivains se sont mis à observer la société cairote, particulièrement les petites gens.
En fait les petites gens cairotes sont aussi misérables que les animaux. D'après Nerval: "La plus grande partie de la population du Caire habitait ainsi des maisons que les rats avaient abandonnées déjà." C'est ce qu'affirme plus tard Flaubert, annonçant que "des maisons s'écroulent sous la pluie." Le Caire se présente comme une ville fragile en ruine, pleine d'édifices bâtis en briques de terre crue. Ces détails poussent peut-être le lecteur à se demander si on aborde une ville ou un village. Fernand Braudel indique qu' "en pays d'Islam, la ville n'exclut pas la campagne, malgré la coupure violente qui l'en sépare. Elle développe autour d'elle des activités maraîchères […] D'ailleurs, jusqu'au XVIIIe siècle, même les grandes villes conservent des activités rurales." Ainsi Le Caire se trouve entouré de villages, attirant les paysans par ses lumières et ses salaires.
Les trois écrivains ont compati avec le petit peuple, misérable et déchiré qui ne suscitait que chagrin et douleur. Mais ce sont Nerval et Flaubert qui ont pu observer une réalité cruelle; il s'agit des jeunes défigurés par la guerre ou par leurs familles qui n'hésitent pas à leur crever un œil ou à leur couper un doigt pour les empêcher d'accomplir leur service militaire. La correspondance nervalienne fait allusion à la misère des Cairotes. Dans une lettre adressée à son père, le 2 mai 1843, Nerval indique que "le peuple est très pauvre, ce qui est assez triste à voir, et le tiers de gens a les yeux malades." Flaubert affirme ce qui précède et ajoute qu' "au Caire, on voit quantité de borgnes et d'aveugles. Les enfants des pauvres gens sont littéralement mangés par les mouches."
Nerval a réussi à montrer les femmes du Caire et à nous donner objectivement une impression de la réalité, mentionnant l'épouse, ses parents, les musiciens, les almées et les chanteuses. Il avait le temps non seulement de noter les invités, mais de mimer leurs gestes, comptant sur un mot magique "Tayeb" qui "est une réponse à tout." A ce propos, le Voyage en Orient regorge de mots arabes, accompagnés parfois de leur traduction en français: "El-arousse. (p. 151)", la nouvelle épouse, "La khatbé. (p. 186)", la marieuse, "Hadjis. (p. 235)", pèlerins, "Saba-el-Kher. (p. 239)", Bonjour, "Cafas. (p. 313)", cage et "Le mutahir (p. 320)", le circoncis.
Flaubert et Gautier ont procédé de même, mais les mots arabes dans leurs ouvrages sont moins nombreux que ceux de Nerval et présentés sans aucune traduction. L'un a cité à travers son Voyage en Égypte: "Saïs. (p. 217)", palefrenier, "Sakieh. (p. 240)", puits à roues, "Raïs. (p. 247)", chef ou capitaine d'un bateau; l'autre a offert dans son Orient: "Dourah. (p. 176)", maïs, "Kandjar. (p. 195)", poignard, "Milayeh. (p. 217)", voile, "K'hol. (p. 218)", antimoine et "Bacchich. (p. 200)", le pourboire. Ces mots arabes ont contribué à rendre le récit plus crédible.